Établissez en Votre Esprit un Échelle de Valeurs
 
 
Jean de Vignes Rouges
 
 
 
 
 
La puissance de l’élan volontaire dépend de l’intensité du désir. Cette vérité élémentaire est si évidente qu’il n’est pas besoin de la commenter longuement.
 
Mais que désirez-vous?
 
A cette question vous restez interloqué comme le badaud indécis qui, dans le grand magasin où il flane, ne sait pas s’il veut acheter un chapeau, une pipe ou un rasoir mécanique. Tout le tente, c’est-à-dire que, dans sa conscience, les désirs se battent, chacun voulant être servi le premier.
 
Avouez-le, vous avez souvent cette attitude dans la vie. Vous ne savez pas au juste ce que vous aimez ou détestez; c’est le hasard qui fabrique vos goûts. Comme l’enfant qui, à la vue d’une huître, déclare, sans y goûter, «ça ressemble à un crachat, je n’aime pas ça!» Vous éprouvez des répugnances arbitraires; à moins que, toujours comme l’enfant à qui sa mère dit: «Oh, comme cette soupe au rutabaga est délicieuse!» vous raffoliez de la musique, de la politique ou du sport, tout simplement parce que votre voisin vous a dit que ces choses étaient délectables.
 
En fait la plus grande incohérence règne dans nos désirs. Ce n’est pas étonnant; ils ont des origines si diverses et si obscures! Tel de nos désirs naît sous des influences cosmiques. Fait-il chaud ou froid? Le soleil présente-t-il des taches? Le sol humide ou sec, sur lequel nous vivons, nous envoie-t-il des radiations mystérieuses? Voilà que nous sommes excités ou apaisés, gais ou mélancoliques. Au printemps, lorsque nous respirons l’odeur des roses, nos désirs prennent des formes autres qu’à l’automne quand les feuilles tombent et pourrissent. Le vent, la pluie, la pression atmosphérique, etc., modifient nos humeurs. Il faudrait citer encore toutes ces influences qui agissent au plus profond de notre organisme: l’hérédité, le genre d’alimentation, le tempérament, la bonne santé ou la maladie, la force, les sécrétions, abondantes ou non, des glandes endocrines, etc.
 
N’oublions pas non plus notre caractère que les circonstances – et nous-même – ont rendu énergique, faible, enthousiaste, méfiant, sceptique, altruiste, curieux, ambitieux, passionné, peureux, audacieux, avide, etc., et qui nous prédispose ainsi à certains désirs.
 
Si, à tout cela, on ajoute les influences sociales comme les mœurs, les superstitions, les traditions, les croyances, les usages, les modes, l’éducation, l’esprit d’imitation, la propagande, la publicité; on s’aperçoit que nos désirs ont des causes si nombreuses, et parfois tellement indiscernables, qu’il n’est vraiment pas étonnant d’entendre tant de gens déclarer: «Des goûts et des couleurs on ne peut discuter, chacun a les siens!» Après quoi ils renoncent à mettre de l’ordre dans le fouillis de leur sensibilité.
 
Seulement le résultat de cette abdication est lamentable. Faute de songer à organiser nos désirs, à les hiérarchiser, nous vivons tous en pleine anarchie affective. Aimons-nous ou détestons-nous ce camarade dont les circonstances nous imposent la présence? Nous n’en savons trop rien, ça dépend des moments. Aimons-nous l’étude dans la solitude ou aller au café? Préférons-nous la justice à l’arbitraire? Admirons-nous l’homme loyal ou le malin qui se «débrouille»? Est-ce la vie quiète et calme qui est notre idéal ou l’existence aventureuse? Possédons-nous des opinions, des croyances religieuses, morales, politiques bien définies?
 
Devant toutes ces questions, la plupart des hommes restent perplexes. Rien d’étonnant dès lors que nous sentions et agissions d’une manière incohérente. Nous aimons des gens pour des qualités qu’ils n’ont pas, ou nous les détestons pour des défauts dont ils sont exempts. Ecoutez ce vieux mari: il se plaint que sa femme est d’une humeur insupportable, mais il se fâcherait tout rouge si un voisin se permettait de mettre en doute la douceur angélique de ladite épouse. Quant à la femme acariâtre, elle reproche violemment, ou sournoisement, à son mari d’avoir tous les défauts, tous les travers, tous les ridicules, après quoi elle lui témoigne un dévouement sans borne.
 
Je pourrais multiplier ces exemples, ils prouveraient tous que le caprice gouverne nos goûts et que nous aurions le plus grand intérêt à introduire un peu d’ordre dans le chaos de notre vie affective.
 
Ce n’est pas facile, j’en conviens! Mais est-ce une raison pour ne pas essayer? Efforcez-vous donc de décider par avance quels sont les désirs auxquels vous tenez le plus. Je vous entends protester qu’il n’y a pas de commune mesure entre vos goûts. «Peut-on, vous exclamez-vous, comparer mon respect de la justice et l’amour que j’ai pour ma femme ou mes enfants? Impossible, également, de mesurer ce qu’il m’en coûte de renoncer à aller écouter de la musique et le plaisir de rester chez moi à étudier. Alors je suis bien obligé d’agir au petit bonheur, c’est-à-dire de satisfaire à tour de rôle mes désirs selon les circonstances».
 
C’est la solution paresseuse! Il est facile de constater que vous l’appliquez abusivement à tous les problèmes de votre vie affective. Or, il est des cas où vous pourriez très bien hiérarchiser vos désirs. C’est ce que je vous demande d’accomplir.
 
Pour faire cet effort, n’attendez pas que le désir se déchaîne en vous; à ce moment-là vous manqueriez de sang-froid et d’objectivité. Mais aux instants où vous êtes en pleine possession de vous-même, demandez-vous, à propos d’un désir déterminé, si vous lui donnez le pas sur tel autre. Autrement dit établissez en votre esprit un échelle de valeurs.
 
Je conviens qu’un tel classement comportera une part d’arbitraire. Comme il est possible de peser, de mesurer, de compter vos désirs, vous en serez réduit à attribuer à chacun d’eux une «cote d’amour», un chiffre donné au jugé. Eh bien, acceptez cette nécessité. Vouloir consiste souvent à «trancher dans le vif», «couper les ponts», «agir de son chef», refuser, rouspéter, «faire la sourde oreille». Bref, décider en «risquant le tout pour le tout».
 
Quand il s’agira de savoir lequel de vos désirs doit prendre le pas sur les autres, décidez de cette manière-là: «Je donne le numéro 1 à celui-ci; tant pis pour le numéro 2». Cela vous conduira à admettre que certains désirs doivent être sacrifiés à d’autres et que vous devez supporter des privations de jouissance pour assurer la satisfaction d’un autre désir mieux classé.
 
Quelle sûreté, quelle aisance cette méthode donnera à toutes vos démarches! Vous aurez, par avance, considéré les objets, les idées, le gens sous l’angle des possibilités de profits matériels et moraux qu’ils vous offrent, vous saurez donc ce qui vous est bon, et si vous désirez, oui ou non, poursuivre la proie qui passe. Par conséquent, plus rien à craindre des coups de foudre intempestifs qui vous mettent dans une situation périlleuse.
 
Je n’ose espérer que cette échelle de valeurs comprendra la totalité de vos désirs, ce serait trop beau! Mais si petit que soit le nombre de vos goûts ainsi «situés» à une place raisonnable, cette classification contribuera tout de même à assurer la prééminence de votre volonté, surtout si vous avez la sagesse de ne pas remettre en discussion les préférences dûment établies aux instants de lucidité.
 
Un exemple: Vous avez décidé de vous appliquer à considérer la vie sous l’angle de l’optimisme. Or, ce matin de décembre, au réveil, vous vous trouvez en état «d’humeur massacrante». La raison en est peut-être qu’une de vos glandes, le foie ou une autre fonctionne mal, ou bien qu’une idée désagréable a traversé votre esprit. Si vous n’y prenez garde, ce petit choc mental va se répercuter longtemps en vous. L’idée à la-quelle vous avez attaché spontanément une impression de malaise va chercher des alliés; ce seront d’autres «idées noires». Votre mécontentement, comme une sale inondation, gagnera tout votre esprit. Vous en arriverez à trouver que «tout va mal» et que votre femme, vos enfants, le patron, l’administration, le gouvernement, tous les gens enfin vous dégoûtent. Résultat: vous serez malheureux et mal vu!
 
Ça vous apprendra à laisser votre vie affective en état d’anarchie. Une bonne politique mentale aurait consisté à penser «Oui, j’ai une corvée embêtante à accomplir aujourd’hui, mais ce petit inconvénient est classé dans le bas de mon échelle de valeurs. Par conséquent je dois l’oublier et ne pas le transformer en aiguillon harcelant».
 
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Le texte “ Désir – L’Organisation de la Vie Affective” est reproduit du livre  «Dictionnaire de la Volonté», de Jean des Vignes Rouges, Éditions J. Oliven, Paris, 320 pp., 1945, pp. 95-98. L’article  a été publié sur les sites Internet de la Loge Indépendante des Théosophes le 09 juillet 2024.
 
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